Le Sablier Inversé
Le Sablier inversé
Introduction
Il existe des histoires qui ne se lisent pas, mais qui s’écoutent à l’intérieur.
Le Sablier Inversé n’est pas une chronique du futur, ni une dystopie. C’est un récit-mémoire. Une traversée intime du temps, où les voix ne s’éteignent pas, mais circulent. Où la mémoire ne se conserve pas, elle se transforme. Où l’oubli devient le premier geste de la transmission.
Vous y suivrez une voix unique, mais poreuse. Une enfant qui écoute, une adolescente qui trace, une jeune passeuse qui se souvient de ce qu’elle n’a pas encore vécu. Son corps devient fragment. Sa mémoire devient lieu. Son souffle devient chant.
Ce texte est un hommage aux racines, aux langues rêvées, aux savoirs effacés, aux silences fertiles. Il invite à se souvenir, non pour revenir en arrière, mais pour semer en avant.
Si vous le lisez avec les yeux, vous verrez une fiction. Si vous l’écoutez avec le cœur, peut-être entendrez-vous… un écho.
Bienvenue dans le cycle du sablier inversé.
Prologue — Avant le sable
Avant le premier mot, il y avait un souffle.
Il traversait le monde comme une brume discrète, glissant entre les pierres, effleurant les paupières fermées. Il ne cherchait pas à être entendu. Il cherchait un espace prêt à l’écouter.
Un jour — ou une nuit sans heure — le souffle rencontra un être. Pas encore une voix. Pas encore une mémoire. Simplement une présence qui savait rêver. Alors, le souffle s’y glissa et devint un murmure. Puis un rythme. Puis un chant.
Ce chant ne racontait rien. Il éveillait.
Et dans ce réveil, le sable commença à s’élever, à remonter les parois du sablier. Non par magie, mais par nécessité. Car l’histoire que vous tenez entre vos mains ne commence pas au commencement. Elle commence là où quelqu’un décide de se souvenir autrement.
Ici, le temps ne descend pas. Il remonte.
Ici, la mémoire ne pèse pas. Elle germe.
Ici, le silence ne tait rien. Il prépare.
Écoutez bien.
Quelque chose vous a reconnu.
Le chant du sablier inversé vient de recommencer.
Chapitre 1 – Alphabets liquides
Je suis née dans une cité sous dôme, quelque part dans le Sud, là où les vents ne parlent plus depuis que les dunes ont englouti les derniers villages.
Les anciens disaient que les vents portaient les noms. Mais ici, les noms sont codés, indexés, dissous dans la vapeur des archives centrales. Il ne reste que des identifiants. Moi, on m’appelle E-12A7, mais mon grand-père m’appelait Zohra. Ce nom, je le garde en secret. Comme un noyau sous la peau.
On m’a appris à lire dans des alphabets liquides. Chaque lettre apparaît un instant, flotte, puis s’évapore. Il faut être rapide, adapté, fluide. À l’école, on nous dit que c’est là le vrai savoir : capter l’éphémère, oublier l’inutile, ne rien ancrer.
Mais moi, j’aime l’ancrage.
Chaque soir, je me glisse hors de mon module de repos, entre les tuyaux de maintenance et les couloirs désactivés. Il y a une salle au niveau -3, sans signal, sans surveillance : les Archives Sensibles. Un lieu d’avant, dit-on, où la mémoire se transmettait par les sens.
J’y vais pour sentir.
Le bois d’un pupitre ancien. L’odeur d’une pluie que je n’ai jamais connue. La caresse d’une voix que personne n’a répertoriée. Des images tremblantes, des chants fragmentés. Des langues désactivées. Et parfois, un souffle.
C’est là que je l’ai entendu pour la première fois : le chant du sablier inversé.
Il n’avait pas de mot. Juste un appel. Un souvenir que je n’avais jamais eu.
Je suis restée là, immobile, jusqu’à ce que le chant disparaisse. Et quand il s’est tu, j’ai su que j’allais revenir.
Ce soir-là, j’ai commencé à me souvenir de choses que je n’avais pas encore vécues.
Et le sable, en moi, s’est mis à monter.
Chapitre 2 – Le nom du vent
Le lendemain, j’ai cherché le chant. Mais il ne venait pas.
J’ai attendu dans la salle des Archives Sensibles jusqu’à ce que mes paupières picotent. J’ai respiré les encres, caressé les anciens papiers vivants, effleuré les plaques de sel-mémoire. Rien. Juste le silence.
Ce n'était pas un silence vide. C’était un silence attentif. Quelque chose observait. Pas avec des yeux. Avec une patience.
J’ai pensé à mon grand-père. Il m’avait dit un jour : « Les vents ont un nom, mais ils ne le disent qu’à ceux qui savent écouter longtemps. »
Alors j’ai attendu. J’ai fermé les yeux. Et j’ai essayé d’écouter comme on écoute un feu lointain. Lentement, quelque chose s’est mis à bruire. Une suite de lettres. Une mélodie syllabique.
Pas un mot. Un nom.
Je ne pouvais pas le prononcer, mais je le comprenais. Il vibrait dans mes os. Comme si c’était mon nom ancien, oublié avant même ma naissance. Ou peut-être celui du vent qui souffle dans les interstices de la mémoire.
Je l'ai senti passer en moi. Il n’a rien emporté. Il a laissé une empreinte.
Quand j’ai ouvert les yeux, une phrase s’était inscrite sur le mur de la salle. Tracée dans une encre qui s’effaçait déjà :
« Ce que tu oublies n’est pas perdu. C’est ce qui revient qui fait sens. »
J’ai murmuré merci. Et le sable a continué de monter.
Chapitre 3 – Lignes de sable
Dans les jours qui ont suivi, j’ai commencé à voir les choses autrement. Les lettres liquides à l’école devenaient floues, comme si elles refusaient de rester en place. Certaines fondaient avant que je puisse les lire, d’autres s’étiraient jusqu’à devenir des lignes mouvantes, comme des veines de sable dans un sablier.
Ma formatrice disait que c’était une perturbation sensorielle. Que mon réseau de concentration était désynchro. Elle m’a donné une séance de stabilisation cognitive, un protocole auditif plat, censé m’ancrer. Mais moi, je sentais que c’était le contraire qui se produisait : je ne me déréglais pas. Je m’éveillais.
Je retournais chaque soir dans la salle des Archives Sensibles. Le chant n’était plus constant, mais il laissait des traces. Sur les murs. Dans mes rêves. Dans mes gestes mêmes : j’avais commencé à tracer, sans y penser, des symboles inconnus. Des courbes, des spirales, des pointillés. Comme une langue oubliée qui ressurgissait de mes mains.
Un soir, alors que je m’étirais au sol dans la pénombre des archives, j’ai vu apparaître une silhouette. Elle ne m’a pas effrayée. Elle était floue, mouvante, mais paisible.
Elle m’a tendu un petit objet : un sablier. Mais à l’intérieur, ce n’était pas du sable. C’était de la lumière, fine et dense, qui remontait lentement.
Puis la silhouette s’est dissipée, comme un souffle. Et le sablier s’est effacé avec elle.
Le lendemain, en me lavant les mains, j’ai vu les mêmes symboles que j’avais tracés apparaître dans la buée du miroir. Je les ai compris sans les lire.
Ils disaient :
« Tu n’as pas besoin de retenir. Tu dois laisser remonter. »
Depuis, je ne lis plus les lettres liquides. Je les laisse couler. Et en moi, une autre lecture commence.
Chapitre 4 – Le seuil
Ce soir-là, les couloirs du dôme semblaient plus calmes que d’habitude. Comme si la structure elle-même retenait son souffle. J’avais passé la journée à éviter les regards. Mon regard à moi était ailleurs, appelé par quelque chose que je ne pouvais pas encore nommer.
Je suis descendue plus bas que jamais. Au-delà du niveau -3, là où les Archives Sensibles devenaient instables. J’avais découvert un panneau disjoint, un passage dérobé dissimulé entre deux armoires obsolètes. Il n’était pas fermé. Juste oublié.
Derrière, un escalier. Ancien, irrégulier. Il semblait ne mener nulle part, mais je sentais sous mes pieds une vibration douce. Le chant du sablier inversé, ici, n’était plus un son. C’était un rythme dans la pierre.
En bas, un couloir voûté. L’air y était tiède, porteur d’odeurs de poussière chaude et de racines. Les parois étaient couvertes de glyphes éteints, de traces de mains anciennes, de symboles ressemblant à ceux que j’avais tracés sans le savoir.
Au bout du couloir, une porte.
Pas une porte comme les autres. Pas de serrure. Pas de code. Une membrane vivante, palpitante, marquée d’un seul signe : le sablier inversé.
Quand je l’ai touchée, elle s’est ouverte sans bruit.
Et là, j’ai compris que je n’étais pas la première à passer ce seuil.
Quelqu’un, un jour, avait marché avant moi. Avait laissé une trace.
Et maintenant, c’était à moi d’entrer.
Chapitre 5 – La gardienne
L’espace au-delà du seuil n’avait pas de forme fixe. Ce n’était ni une salle, ni une grotte, ni un sanctuaire. Plutôt une impression suspendue. Une chambre faite de souffle, de racines entrelacées, d’ombres fluides. Et au centre, une silhouette.
Elle était assise sur un trône de silence. Ses yeux étaient fermés, mais je savais qu’elle m’avait vue. Elle ne m’a pas saluée, pas interrogée. Elle a simplement désigné une stèle devant elle, où étaient gravés les symboles que je connaissais déjà.
— Tu as su les lire avant de les apprendre, dit-elle enfin.
Sa voix était ancienne et jeune à la fois. Je n’ai pas su son âge. Ni son nom. Mais je l’ai reconnue.
Elle m’a tendu un fragment. Un morceau de pierre ou de mémoire, je ne sais. Il était chaud dans ma main.
— Ce lieu est le premier jardin, murmura-t-elle. Le Sillon. C’est ici que les récits enfouis attendent qu’on les entende.
Je suis restée là, en silence. Le fragment dans ma paume brillait d’une lumière douce, comme un souvenir à naître. Alors la gardienne a posé sa main sur mon front. Et dans ce simple geste, j’ai senti que toute la mémoire que j’avais oubliée n’était jamais partie.
Elle était là. Prête à être transmise.
Chapitre 6 – Le fragment
Le fragment brillait encore dans ma main. Pas comme un objet éclairé de l’extérieur, mais comme quelque chose de vivant. Il pulsait au rythme de ma respiration, comme s’il m’écoutait autant que je le tenais.
Je me suis assise dans la lumière feutrée du Sillon. La gardienne s’était retirée, laissant là son silence comme une couverture. Alors j’ai fermé les yeux, et j’ai laissé le fragment parler.
Ce n’était pas une voix. C’était une succession d’images, de sensations, de mots dans une langue que je connaissais sans jamais l’avoir apprise. J’ai vu un enfant courir dans un jardin disparu, des femmes tresser la mémoire en chants, des visages s’effacer pour mieux réapparaître dans les gestes quotidiens. J’ai entendu des silences pleins de transmission.
Puis j’ai compris : ce fragment n’était pas un souvenir. C’était une porte.
Une porte vers toutes les histoires que j’avais été, que j’avais croisées, que j’avais laissées dormir en moi.
Lorsque j’ai ouvert les yeux, le fragment s’était fondu dans ma paume. Plus de trace. Juste une chaleur, une impression : j’étais devenue le fragment.
Je me suis levée. Le Sillon me reconnaissait. Le chant, de nouveau, était là.
Mais cette fois, il venait de moi.
Épilogue — Ce qui reste
Je suis sortie du Sillon sans bruit.
Le monde n’avait pas changé. Le dôme retenait toujours ses souffles. Les alphabets liquides continuaient de s’évaporer dans les couloirs. Les visages pressés n’avaient rien remarqué.
Mais moi, je portais autre chose.
Je ne savais pas si c’était un chant, une mémoire, ou une simple vibration. Peut-être était-ce un fragment de silence, prêt à s’ouvrir dans une autre voix. Une graine, enfouie au creux d’un regard, d’un geste, d’un murmure à venir.
Je n’avais rien à prouver. Rien à transmettre encore.
Seulement à marcher. À veiller.
À écouter.
Et peut-être qu’un jour, dans un autre lieu, une autre main tendra l’oreille au sable qui monte.
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