Les Faiseurs de Mondes
Les Faiseurs de Mondes
Introduction – À celui qui rêve encore
Ce récit n’est pas une fiction au sens classique. C’est une traversée.
Tu y entreras peut-être comme on ouvre un livre. Tu en sortiras, je l’espère, comme on se réveille d’un rêve qu’on n’a pas envie d’oublier.
Dans un monde saturé d’informations, de récits prémâchés, de futurs standardisés, nous avons oublié ceci : le pouvoir du langage de transformer le réel. Nous avons confondu l’imaginaire avec l’illusion. Nous avons laissé d’autres écrire pour nous les mondes à venir.
Mais il existe encore, quelque part, des Scribes de l’Invisible. Des Faiseurs de Mondes. Ils n’ont ni armes ni certitudes, mais des mots, des visions, et une mémoire ancienne : celle où chaque récit est une graine de réel.
Ce livre est leur histoire. Mais c’est peut-être aussi la tienne.
Prologue — Le vent d’avant les mots
Il n’y avait plus de saisons.
Juste des flux réglés par des algorithmes météorologiques, simulant l’alternance, pour calmer les esprits.
Il n’y avait plus de silences.
Seulement des pauses entre deux notifications, des respirations artificielles dans un monde qui ne savait plus s’arrêter.
Élio vivait là, dans cet entre-deux. Ni tout à fait dans le monde, ni tout à fait en dehors.
Ancien écrivain, il ne touchait plus une page depuis des années. Les mots s’étaient tus d’eux-mêmes, comme si le monde ne méritait plus qu’on le raconte.
Un soir, pourtant, il reçut une lettre. Une vraie. Papier fibreux, encre à demi effacée.
Pas d’expéditeur. Juste une phrase griffonnée au centre :
“Le monde que tu n’as pas écrit t’attend encore.”
Il la relut trois fois, sans comprendre pourquoi elle lui brûlait la gorge.
C’était une phrase qu’il avait imaginée autrefois. Un début de roman abandonné, trop vaste, trop étrange.
Un monde qu’il avait rêvé… et oublié.
À cet instant précis, quelque chose se mit à vibrer.
Dans l’air.
Dans sa mémoire.
Dans les plis invisibles de la réalité.
Et il sut — sans logique, sans preuve — que ce récit perdu l’appelait.
Qu’un passage s’ouvrait.
Pas dans un lieu.
Mais dans le tissu même du réel.
Chapitre 1 – Le murmure des pages non écrites
Le monde, vu d’en haut, ressemblait à une carte thermique. Des zones rouges vives là où les flux s’accumulaient. Des zones bleues, mortes, là où l’on n’allait plus.
Élio vivait dans l’une de ces zones neutres. Un quartier périphérique, en bordure de la Cité-Noyau, là où les machines se contentaient de maintenir la température et l’éclairage.
Rien ne bougeait vraiment ici. Les gens vivaient lentement, connectés à leurs simulateurs d’émotion, leurs capsules de rêve préconstruit.
Mais depuis la lettre, Élio ne pouvait plus s’y fondre.
Il l’avait rangée dans un carnet vide, comme on enterre une graine.
Mais chaque jour, il la relisait. Chaque jour, elle semblait différente, comme si les mots changeaient à mesure qu’il s’éveillait à eux.
"Le monde que tu n’as pas écrit t’attend encore."
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-ce une hallucination ? Une provocation d’un ancien lecteur, un piège ? Ou... un appel ?
Il se souvenait. Par bribes.
D’un monde qu’il avait tenté d’écrire, dans un autre temps. Un archipel insensé, où les mots façonnaient la matière, où chaque récit pouvait devenir vrai — ou dangereux.
Il appelait ce monde Orizon.
Il l’avait abandonné. Trop vaste. Trop risqué.
Mais à présent, il avait le sentiment qu’Orizon ne l’avait pas oublié.
Il se mit à écrire.
Pas avec une IA d’assistance ou une interface neuronale. Avec un vieux stylo, retrouvé dans une boîte à souvenirs.
Les premiers mots vinrent sans effort.
"Il existe un lieu, hors des cartes et des codes.
Un sanctuaire que seuls les rêveurs blessés peuvent atteindre."
À la deuxième phrase, la pièce sembla se dilater. Les murs, légèrement, vibraient. L’air devint plus dense, presque chargé d’électricité.
Élio s’arrêta.
Il toucha le mur.
Un frisson le parcourut.
Quelque chose — ou quelqu’un — avait entendu.
Chapitre 2 — Les échos d’Orizon
Depuis la lettre, le monde semblait légèrement décalé.
Comme si une fine pellicule s'était décollée de la réalité, révélant une trame plus ancienne, plus dense.
Le bruit des feuilles dans les arbres paraissait porteur de sens. Les ombres changeaient d’orientation sans logique.
Et parfois, au bord du sommeil, Élio entendait une voix. Douce. Lointaine. Inconnue.
Pas un mot, pas une langue. Juste une vibration qui disait : viens.
Il n’en parla à personne.
Même s’il n’y avait plus grand monde à qui parler.
Depuis des années, Élio avait choisi la marge.
Pas par peur. Par épuisement.
Le monde lui semblait saturé de récits faux. Trop d’histoires de surface. Trop d’effets sans cause.
Il avait choisi le silence comme une forme de résistance.
Mais depuis ce fragment de phrase — “Le monde que tu n’as pas écrit t’attend encore” — il n’était plus en paix dans ce retrait.
Quelque chose avait été ranimé. Une faille. Un appel.
Puis, un matin, il trouva sur son palier un second message.
Pas une lettre, cette fois.
Un objet.
Un cube de bois clair, gravé d’un seul mot : ORIZON.
Il le retourna dans tous les sens. Aucun bouton, aucun connecteur. Mais lorsqu’il le toucha avec les deux mains, une lumière douce s’en dégagea. Et il vit.
Pas avec ses yeux.
Avec ce qu’il avait presque oublié : l’espace intérieur.
Il vit une île, perdue hors des cartes.
Il vit une salle circulaire, tapissée de livres vivants.
Il vit des êtres — humains ? — écrivant à même l’air, leurs mots s’enroulant dans la lumière.
Et surtout, il ressentit cela : ce monde existe. Et il l’appelle.
Le contact dura quelques secondes, mais il en ressortit bouleversé, le cœur tambourinant.
Pas de peur. D’évidence.
Orizon n’était pas un rêve. C’était un interstice. Un lieu entre les lieux.
Le soir même, une troisième manifestation arriva.
Sous son oreiller, une feuille de papier. Froissée. Froide au toucher.
Elle portait une carte, esquissée à la main. Aucun nom. Juste des lignes. Un trajet.
Et en bas, une dernière phrase :
"Ce que tu n’as pas pu écrire, viens le vivre."
Chapitre 3 — Le passage
Il n’avait prévenu personne.
Pas parce qu’il voulait fuir, mais parce que cela ne se racontait pas.
Il y a des départs qui ne sont pas faits pour être expliqués. Seulement pour être traversés.
La carte froissée dans sa poche, Élio quitta la ville à pied.
Pas de transport. Pas d’écran. Rien qui puisse le suivre.
Les lignes tracées à la main semblaient vivre sous ses doigts, comme si elles réagissaient à ses pas.
À mesure qu’il avançait, le monde perdait de sa netteté. Les contours s’effaçaient.
Le ciel devenait laiteux.
Le temps, poreux.
Il atteignit une ancienne station météo désaffectée, à la lisière d’un bois industriel abandonné.
Un bâtiment circulaire, mangé par les ronces et les algues technologiques — ces mousses électro-sensibles issues des déchets d’anciens capteurs.
Là, sur la porte rouillée, était gravé un mot qu’il n’avait pas lu depuis l’enfance :
“Seuil”
Il hésita. Une peur douce, presque familière, monta en lui.
Mais derrière cette peur, une mémoire : il avait déjà rêvé de cet endroit.
Il poussa la porte. Elle céda sans bruit.
À l’intérieur, tout était obscur. Mais pas noir.
Un autre type de lumière, sourde, pulsait au centre de la pièce.
Sur le sol, des motifs géométriques, gravés dans la pierre, formaient un cercle.
Dans le silence, une voix intérieure, calme et limpide, se forma sans mots :
“Écris ton passage.”
Élio comprit.
Il sortit le carnet dans lequel il n’avait griffonné que des phrases erratiques, et il écrivit.
Je franchis le seuil.
Je quitte le monde des récits programmés.
Je choisis l’inconnu, le vibratoire, l’incertain.
Que le langage ouvre la voie.”
À la dernière ligne, le cercle s’illumina.
L’air vibra, et la pièce sembla se déplier. Le plafond s’effaça, dévoilant un ciel qu’il ne connaissait pas.
Une brume légère l’enveloppa. Son corps flottait sans effort.
Le monde se rétractait comme une peau trop étroite.
Et dans ce relâchement étrange, il comprit : il ne partait pas ailleurs. Il changeait de fréquence.
Un dernier mot, entendu comme un murmure profond, l’accompagna :
“Bienvenue à Orizon.”
Chapitre 4 — Le sanctuaire des Scribes
Il ouvrit les yeux — s’ils avaient jamais été fermés.
La lumière était différente ici. Plus douce. Plus profonde.
Elle semblait émaner des choses, non les frapper.
Orizon n’était pas une île, ni une ville, ni un rêve.
C’était un tissage.
Un archipel flottant, mouvant, composé de matières hybrides : végétales, minérales, technologiques.
Des ponts de brume reliaient les plateformes. Des jardins suspendus vibraient sous les mots gravés dans l’écorce.
Chaque pierre semblait mémoriser les pas. Chaque arbre murmurait des fragments de récits anciens.
Élio n’était pas seul.
Une silhouette s’approchait, lente, enveloppée d’un tissu translucide.
Ses yeux ne semblaient pas regarder : ils lisaient.
— Tu as traversé, dit-elle, sans surprise.
Elle s’appelait Nayah.
Voix grave, geste calme, regard qui perçait sans juger.
Elle ne lui demanda pas pourquoi il était là. Elle savait. Comme on sait reconnaître une vibration familière.
— Tu es l’un des nôtres, Élio. Même si tu l’as oublié.
Il ne répondit rien.
Elle le mena à travers les passerelles lumineuses, jusqu’à un dôme de bois vivant, respirant à chaque rafale de vent.
À l’intérieur, une grande salle circulaire.
Des dizaines de personnes écrivaient.
Certains sur des feuilles, d’autres dans l’air, d’autres encore les yeux clos, les mains posées sur une pierre vibrante.
— Ici, les récits ne sont pas destinés à être lus, dit Nayah. Ils sont destinés à être vécus.
Elle le guida jusqu’à une alcôve où une sphère organique flottait dans une brume électro-sensible.
Elle pulsait comme un cœur lent. Parfois, des lettres y apparaissaient. Puis disparaissaient.
— Voici Mnémé. La mémoire vivante. Le cœur d’Orizon.
Élio s’approcha. La sphère vibra légèrement.
Comme si elle le reconnaissait.
— Tu as déjà écrit ici, il y a longtemps, dit Nayah. Puis tu as fui. Tu t’es oublié.
Une émotion ancienne remonta, brutale.
Il vit des images éclatées : un monde qu’il avait créé. Des êtres. Une catastrophe.
Il chancela. Nayah le rattrapa doucement.
— Ce n’est pas un lieu de confort. C’est un lieu de retour à soi.
Ici, ce que tu écris te transforme.
Et ce que tu refuses d’écrire… te poursuit.
Il leva les yeux. Dans un miroir d’eau suspendu au plafond, son reflet vacillait.
Il n’était plus tout à fait le même.
— Repose-toi. Les autres viendront bientôt. Et ton monde aussi.
Chapitre 5 — Mnémé, la mémoire vivante
La nuit tomba doucement sur Orizon.
Ici, la lumière ne s’éteignait pas. Elle se retirait comme une marée.
Élio ne dormait pas. Il s’était allongé dans une alcôve végétale, le regard fixé vers la canopée de lumière mouvante. Il ressentait, sans comprendre, que quelque chose en lui se réactivait.
Des images émergeaient dans sa conscience, anciennes, oubliées.
Des mondes qu’il avait esquissés autrefois dans ses carnets, puis déchirés.
Ils revenaient. Mais avec une autonomie troublante, comme s’ils s’étaient poursuivis sans lui.
Au petit matin, Nayah le conduisit à nouveau vers Mnémé.
La sphère flottait toujours dans sa brume. Mais cette fois, elle s’ouvrit.
Pas comme un fruit.
Comme une pensée.
Une onde l’enveloppa, douce mais pénétrante. Et dans cette vibration, une présence.
Élio.
Ce n’était pas une voix.
C’était un ressenti. Un mot qui prenait forme à l’intérieur de lui. Comme s’il se souvenait que quelqu’un l’appelait depuis toujours.
Tu portes des mondes non nés.
Tu les as abandonnés par peur.
Veux-tu les revoir ?
Il hésita. Puis tendit la main.
Le contact fut immédiat, presque foudroyant.
Une vision l’envahit.
Une plaine aride, trouée de failles brillantes.
Un enfant qui pleure dans une grotte de verre.
Un oiseau de feu enfermé dans un livre fermé.
Un miroir brisé, où son propre regard l’accusait.
Puis tout s’éteignit.
Mnémé s’était refermée.
Il tomba à genoux, la respiration courte. Le corps secoué.
Il ne comprenait pas tout, mais une chose était claire : ce qu’il croyait être de simples fictions... vivait encore.
Nayah s’approcha.
— Mnémé ne montre jamais tout. Elle reflète ce que tu es prêt à voir.
Élio la regarda. Il avait peur, oui. Mais aussi quelque chose de plus rare : une intensité oubliée.
Le sentiment d’être vivant.
— Et si ce que je crée… me dépasse ? demanda-t-il.
— Alors il faudra apprendre à tisser. Pas à contrôler.
Ici, nous ne sommes pas des dieux. Nous sommes des passeurs.
Mnémé donne forme à ce qui cherche un passage.
Élio comprit que ce n’était que le début.
Le monde qu’il n’avait pas écrit l’attendait.
Et il était en train de le réveiller.
Chapitre 6 — Le récit-monde d’Élio
Élio était resté des heures devant Mnémé, sans écrire.
Autour de lui, les autres Scribes tissaient leurs mondes : certains à voix haute, d’autres dans le silence, d’autres encore en rêve lucide, les paupières closes, le front relié à une membrane translucide.
Chaque récit activait une zone sensible du sanctuaire : une plante rare fleurissait brusquement, une pluie douce tombait dans une salle vide, des papillons faits de lumière apparaissaient au-dessus d’un texte récité avec ferveur.
Mais Élio n’osait pas.
Sa main tremblait.
Depuis la première fusion avec Mnémé, des souvenirs flottaient dans sa conscience — mais ce n’étaient pas ses souvenirs.
C’étaient ceux de ses mondes inachevés.
De ses personnages abandonnés.
De ces fragments de fictions avortées qui, pourtant, avaient continué de rêver sans lui.
Il comprenait maintenant : les mondes imaginés étaient vivants.
Et quand on les oubliait, ils ne mouraient pas.
Ils s’érodaient. Se mutaient. Attendaient.
Il respira profondément, puis, sur une fine tablette de matière sensible, il écrivit :
Dans un monde sans ciel, un enfant cherche le nom de la lumière.
Il marche sur des ponts de mémoire, où chaque pas réveille une vision oubliée.
Il n’a ni âge, ni histoire.
Seulement une question : que devient un rêve abandonné ?
À la dernière phrase, l’air se densifia autour de lui.
Mnémé vibra.
Une faille lumineuse s’ouvrit au centre de la pièce.
Et, lentement, quelque chose en sortit.
Une silhouette floue.
Petite. Courbée. Lente.
Un être sans visage, constitué d’ombres liquides, avançant en silence.
Les autres Scribes s’interrompirent. Un silence dense tomba sur le sanctuaire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Élio, la gorge nouée.
Nayah s’approcha, attentive.
— C’est une émanation de ton récit. Une forme qui cherche à naître.
Ce que tu crées répond à ce que tu es.
Elle marqua une pause.
— Et aussi à ce que tu refuses de voir.
La créature s’approcha. Élio sentit son propre corps se refroidir.
Quelque chose en lui voulait fuir.
Mais une autre part, plus ancienne, plus lucide, murmura : reste.
— Je suis ton silence, dit la forme, sans bouche. Le vide entre tes phrases. Le monde que tu n’as pas osé écrire.
Puis elle disparut.
Comme absorbée par la brume du récit.
Mnémé se referma lentement.
Autour de lui, tout était calme. Mais en lui, un monde entier venait de se remettre en mouvement.
Il comprit que désormais, il ne pouvait plus écrire à moitié.
Chaque mot était une porte.
Chaque omission, une tension.
Et chaque récit… une vérité à habiter.
Chapitre 7 — La faille dans le récit
Depuis l’apparition de la silhouette, quelque chose avait changé.
Mnémé, d’ordinaire silencieuse, pulsait plus vite quand Élio approchait. Des fragments de mots apparaissaient spontanément sur sa surface, comme si la sphère cherchait à écrire sans lui.
Des mots qu’il ne reconnaissait pas.
Ou qu’il reconnaissait trop bien.
Il tentait de poursuivre son récit-monde. Mais chaque phrase qu’il écrivait semblait se tordre à son insu.
L’enfant avançait dans la forêt de mémoire…
Non. Quelques heures plus tard, il relisait : L’enfant se cachait dans une forêt qui n’était pas la sienne.
Il trouvait une source de lumière…
Devenait : Il boitait jusqu’à une source éteinte.
Comme si une force invisible s’infiltrait dans son récit pour en inverser la trame.
Nayah observait sans intervenir. Jusqu’au moment où les premiers signes physiques apparurent.
Un matin, dans une alcôve voisine, un Scribe cria.
Il avait été blessé — par une phrase.
Sur le sol, une ligne incandescente était apparue. Gravée dans la matière vivante du sanctuaire.
Un mot, un seul : “RETOURNE.”
Un appel ? Une menace ? Une résonance ?
Élio sentit la panique monter dans la communauté. Les récits avaient toujours été puissants, mais jamais hostiles.
Or maintenant, une tension nouvelle circulait. Quelque chose dans son récit voulait sortir.
Mnémé, cette nuit-là, fut plus agitée que jamais.
Elle s’ouvrit sans qu’on ne la touche.
Et d’elle s’échappa… une présence.
Pas une silhouette cette fois.
Un environnement.
Une brume noire se répandit dans la salle, tapissant le sol, les murs, les visages.
Elle portait en elle des sons fragmentés, des mots criés, d’anciens dialogues qu’Élio avait écrits puis effacés.
Des morceaux de récits refoulés.
Les Scribes s’écartèrent, en silence.
Mnémé semblait aspirer et expulser à la fois, comme si elle étouffait.
Alors Nayah s’avança, tendit les bras et dit :
— Élio. Ce n’est plus ton récit. C’est une faille. Et elle doit être refermée. Par toi seul.
Il voulut protester, mais il comprit : il ne pouvait pas fuir ce qu’il avait créé.
Il s’approcha de Mnémé, posa les deux mains sur sa surface chaude, palpitante, et murmura :
Je vois ce que j’ai fui.
J’accueille ce qui m’a traversé.
J’assume le monde que j’ai libéré.
Et je le tisse à nouveau, avec conscience.
La brume cessa de croître.
Elle ralentit. Puis, lentement, se condensa.
Et disparut.
Le silence qui suivit fut lourd. Mais différent.
Mnémé, de nouveau, était calme.
Mais une cicatrice — fine, lumineuse — était restée visible sur sa surface.
Elle avait ressenti la faille.
Et désormais, elle portait aussi sa mémoire.
Chapitre 8 — L’ombre du SYN
Cela commença par une coupure.
Minuscule, presque imperceptible.
Un matin, une zone du sanctuaire perdit sa “sensibilité”.
Les plantes ne réagissaient plus aux mots. Les eaux cessèrent de refléter les pensées. Mnémé, à cet endroit, demeurait muette.
Nayah appela cela un “point mort”.
Les anciens Scribes savaient que cela pouvait arriver : parfois, une onde extérieure perturbait les tissus du récit. Mais ces zones revenaient vite à la vie.
Pas cette fois.
La zone s’étendit.
Et avec elle, un pressentiment collectif : quelqu’un, quelque part, écrivait contre Orizon.
Puis vinrent les symboles.
De nuit, gravés sur les murs. Des signes géométriques froids, parfaits, sans âme. Des marques de code.
Rien d’organique.
— SYN, souffla Naël, le conteur rebelle.
Ancien pirate de la narration quantique, il connaissait leurs traces.
SYN — la Synthèse Narrative Globale. Un conglomérat discret, mais puissant.
Leur but ? Cartographier l’imaginaire collectif pour mieux le piloter.
Créer des récits calibrés, injectés dans les flux médiatiques, les plateformes de rêve, les simulateurs émotionnels.
Ils ne créaient pas des mondes.
Ils formataient la réalité.
— Ils sont là ? demanda Élio, la gorge sèche.
Naël acquiesça.
— Ou ils arrivent. Peut-être même qu’ils sont déjà en nous.
Le doute s’insinua.
Et avec lui, une autre forme d’instabilité.
Un Scribe, Elga, se mit à écrire compulsivement.
Des récits mécaniques. Des histoires sans cœur, remplies de productivité, de hiérarchie, de vitesse.
Comme si son esprit avait été piraté.
Nayah convoqua un cercle.
Tous les Scribes furent invités à méditer dans le dôme des Brumes. Une salle ancienne, isolée, où l’on pouvait “lire” les vibrations mentales du groupe.
Et ce qu’ils virent… glaça les plus anciens.
Une signature.
Un récit exogène.
Injecté.
Quelqu’un, à travers Mnémé, essayait d’implanter une narration virale.
Naël s’avança, furieux :
— Ils veulent capturer Mnémé. La faire muter. Et industrialiser la création vivante.
— Imaginez... des récits standardisés, produits en masse, testés par algorithmes, projetés dans les zones sensibles du monde pour en rediriger l’évolution.
Élio comprit que cette guerre ne se ferait pas avec des armes.
Mais avec des visions.
Et des mots.
Orizon n’était pas un refuge.
C’était un front invisible.
Chapitre 9 — La fragmentation
Depuis la révélation du récit viral, le silence d’Orizon était devenu plus lourd.
Pas celui du recueillement, mais celui de la méfiance.
Les regards s’étaient durcis. Les cercles d’écriture se fragmentaient.
Certains Scribes ne parlaient plus qu’entre eux. D'autres avaient quitté le sanctuaire, sans mot, sans trace.
Et Mnémé…
Mnémé n’émettait plus aucune pulsation.
Un Conseil fut convoqué. Une tradition rare, réservée aux moments critiques.
Ils se réunirent dans la Salle des Ondes Fractales, un amphithéâtre vivant, formé d’algues calcaires et de racines traductrices. Ici, les émotions non dites flottaient dans l’air, rendant chaque mensonge impossible.
Nayah ouvrit la séance.
— Orizon est atteint.
Pas seulement par SYN.
Par la peur. Et par nos propres fractures.
Nous devons choisir : nous cacher, résister… ou nous transformer.
Trois voix s’élevèrent.
La première fut celle de Veyna, une écrivaine antique, austère, vénérée.
Elle proposa le repli total : désactiver Mnémé, effacer toutes les zones sensibles, suspendre les récits.
— La création doit se faire en silence, dans l’ombre. Le monde extérieur est toxique. Si nous nous exposons, nous serons contaminés, récupérés. Nous devons nous refermer pour survivre.
La deuxième voix fut celle de Naël, incandescent.
— C’est une guerre narrative.
Si nous nous taisons, ils écriront à notre place.
Nous devons ouvrir Mnémé en grand. Diffuser nos récits dans les réseaux dormants.
Inonder le monde de visions autres.
Désobéir par l’imaginaire.
Et la troisième voix, plus douce mais plus profonde, fut celle d’Élio.
— Nous sommes divisés car nous oublions l’essentiel :
Chaque récit vient d’un nœud intérieur.
Si SYN s’infiltre, ce n’est pas seulement de l’extérieur. C’est parce que nous avons des zones muettes en nous. Des récits refoulés, des blessures non digérées.
Il se leva, fit quelques pas, puis ajouta :
— Je ne crois pas à la guerre.
Je ne crois plus à la fuite.
Je crois… à la réparation.
Il faut écrire autrement.
Pas pour convaincre. Pour guérir.
Pour libérer les récits blessés en nous.
Et peut-être… faire naître des mondes imprévus.
Le Conseil se termina sans décision claire.
Les trois voies restèrent ouvertes :
Le repli.
L’insurrection.
La métamorphose.
Mais dans les jours qui suivirent, un événement inattendu fit basculer les équilibres.
Dans l’une des zones sensibles d’Orizon, un nouveau monde apparut.
Ni écrit.
Ni appelé.
Ni projeté.
Un monde autonome.
Né de la convergence de récits oubliés, de fragments épars, de blessures partagées.
Un monde qui ressemblait… au cœur même d’Élio.
Et il comprit : ce n’était plus un récit.
C’était lui.
Chapitre 10 — La fusion
Le monde était là.
Flottant à la lisière d’Orizon, dans une zone que nul n’avait jamais franchie.
Ni entièrement réel, ni totalement fictionnel.
Un territoire suspendu, vibrant, inclassable.
Personne ne savait comment il était né.
Pas même Mnémé.
La sphère était restée silencieuse depuis sa manifestation, comme si elle-même ignorait la genèse de ce monde.
Ou qu’elle l’avait… laissé faire.
Élio s’en approcha.
Chaque pas le traversait.
Les paysages changeaient autour de lui — non pas en fonction de l’espace, mais de sa pensée.
Des plaines lumineuses devenaient des forêts brumeuses.
Des lacs se formaient à la naissance d’une émotion.
Le ciel pulsait selon son souffle.
Mais au centre de tout cela, une faille.
Une ombre.
Un lieu qu’il ne pouvait pas contrôler.
Un cœur noir.
Froid.
Fermé.
Il comprit : c’était là que résidait le nœud.
La blessure originelle.
Celle qu’il n’avait jamais écrite.
Il entra.
À l’intérieur, une pièce vide.
Une chaise.
Un carnet fermé.
Et, face à lui, un enfant.
L’enfant du récit.
Ou… lui-même, plus jeune. Plus pur. Plus brisé.
L’enfant leva les yeux.
Sans haine.
Mais avec une vérité nue dans le regard.
— Pourquoi tu m’as laissé là ? dit-il.
Élio sentit tout l’effondrement.
Les années de silence. Les peurs enfouies. Les récits refoulés.
Tout ce qu’il n’avait pas osé affronter.
Tout ce qu’il avait abandonné.
Il tomba à genoux.
— Je ne savais pas comment te porter, murmura-t-il.
— Alors maintenant, porte-moi, répondit l’enfant.
Le carnet se rouvrit.
Vide.
Mais vibrant.
Élio y écrivit. Non plus pour créer, ni pour raconter.
Mais pour accueillir.
Voici ce que je suis.
Voici ce que j’ai fui.
Voici ce que je t’offre :
une présence.
Une écoute.
Un monde qui ne cherche plus à corriger ce qui fut,
mais à en faire un sol.
Et alors, tout se transforma.
Le monde se stabilisa.
Les paysages cessèrent de changer.
Un équilibre s’installa.
Calme. Inédit. Vivant.
Mais Élio sut : il ne pouvait pas revenir.
Il avait écrit ce monde de l’intérieur.
Il en était devenu la vibration.
Il était ce monde.
De son corps, il ne resta que sa main, posée sur la page.
Et un dernier souffle inscrit dans l’air.
À Orizon, Mnémé se réactiva.
Et une nouvelle pulsation apparut.
Non plus une mémoire.
Mais une présence.
Élio était devenu un tisseur-source.
Non plus un écrivain.
Mais un monde.
Chapitre 11 — Le dernier passage
Il ne restait de lui que cette page.
Une page vibrante, non reliée, suspendue dans Mnémé comme une lumière lente.
Elle n’était pas lisible, pas traduisible.
Elle émettait.
Nayah, en s’approchant, sentit son cœur se ralentir. Elle posa la main sur la sphère.
La pulsation d’Élio s’était tissée dans la mémoire vivante.
Il était devenu un chant. Une fréquence. Un monde inscrit dans l’invisible.
Naël, silencieux, plaça la main sur sa poitrine. Il ne pleurait pas — il écoutait.
Car les mots d’Élio n’étaient plus à lire, mais à entendre en soi.
Pendant des jours, Orizon resta en silence.
Pas de récits.
Pas de créations.
Une pause sacrée.
Puis, lentement, le sanctuaire se remit à vibrer.
Mais différemment.
Plus doucement.
Plus profondément.
Mnémé s’était transformée.
Elle n’était plus seulement un récepteur.
Elle était devenue un terreau.
Les Scribes le sentirent : désormais, ils n’écriraient plus “pour” le monde.
Ils écriraient “avec” lui.
Un matin, Nayah ouvrit l’atelier d’Élio.
Il avait laissé derrière lui un objet : un grimoire.
Ni codex, ni journal.
Un objet vivant, palpitant comme un cœur.
Sur la première page, une seule phrase :
Ce que tu écris n’est pas à toi.
Ce que tu crées te traverse.
Mais ce que tu assumes… te transforme.
À l’intérieur : des récits inachevés.
Des débuts d’univers.
Des personnages esquissés.
Mais aussi… des pages blanches.
Plein de pages blanches.
C’était un héritage ouvert.
Un appel à continuer.
À tisser.
À écrire non plus pour dire.
Mais pour faire monde.
Et alors, comme un murmure traversant la structure d’Orizon, les enfants arrivèrent.
Nés de Scribes.
Nés de rien.
Nés de rêve.
Ils écrivaient sans encre.
Leurs mots flottaient dans l’air comme du pollen.
Ils racontaient des mondes que Mnémé n’avait jamais enregistrés.
Des mondes d’eau consciente, d’arbres narrateurs, de pierres à mémoire lente.
Nayah souriait.
Élio n’était pas parti.
Il avait juste… laissé place.
Chapitre 12 — Les enfants qui rêvent
Ils n’avaient pas de nom officiel.
Les anciens les appelaient simplement : les Rêvants.
Nés après l’éveil d’Orizon, ils avaient grandi dans le silence des récits éteints, dans la lumière lente de Mnémé régénérée.
Ils ne passaient pas par l’apprentissage.
Ils n’apprenaient pas à écrire.
Ils se souvenaient d’avoir toujours su.
La nuit, ils murmuraient dans leur sommeil.
Des phrases complètes.
Des fragments d’univers.
Des personnages jamais imaginés.
Le jour, ils posaient leurs mains sur les murs et les murs se mettaient à raconter.
Un jour, l’un d’eux — une petite fille aux yeux multiples — dit à Nayah :
— Je rêve de mondes où personne ne commande les autres. Où les arbres écrivent l’histoire, et les gens l’écoutent.
Nayah sourit, doucement.
— Et que deviennent ces mondes, une fois rêvés ?
L’enfant répondit, sans hésiter :
— Ils cherchent des corps pour naître.
Les Scribes avaient changé.
Ils n’écrivaient plus comme avant.
Ils accompagnaient.
Ils tissaient avec les enfants, en cercle.
Ils écoutaient plus qu’ils ne composaient.
Et Mnémé…
Mnémé n’était plus un centre.
Elle s’était fragmentée.
Elle vivait désormais dans l’eau, dans les roches, dans la mémoire du sol.
Le sanctuaire n’était plus un lieu.
C’était un champ de récits en devenir.
Parfois, dans les brumes du matin, une voix se levait.
Élio.
Ou ce qu’il était devenu.
Pas un esprit.
Un souffle.
Un écho.
Il ne disait rien.
Mais quand il passait, les enfants rêvaient plus fort cette nuit-là.
Et Nayah comprenait.
Le monde avait changé.
Pas brutalement.
Pas en surface.
Mais en profondeur.
Un futur avait germé dans les replis du rêve.
Et il écrivait, chaque nuit, avec des plumes invisibles, un nouveau livre du réel.
FIN
Ou plutôt : début.
Épilogue — Si tu lis ceci
Peut-être que ce récit t’a simplement traversé.
Comme un rêve qu’on oublie en se levant.
Ou peut-être qu’il a laissé une trace.
Fine.
Inexplicable.
Mais réelle.
Car ce monde — Orizon —
n’a jamais vraiment existé ailleurs que là où tu es maintenant :
dans l’espace fragile entre tes pensées.
Là où naissent les phrases que tu n’as pas encore osé écrire.
Si tu lis ceci,
c’est peut-être que quelque chose, en toi,
cherche encore à prendre forme.
À vibrer.
À devenir monde.
Alors écoute.
Pas moi.
Pas ce livre.
Mais ce qui t’écrit, doucement, depuis l’intérieur.
Et si un jour,
tu sens que le réel te semble trop étroit,
que les récits qu’on te propose ne te suffisent plus…
Souviens-toi d’Orizon.
Et commence.
Même par un seul mot.
Commence à écrire le tien.
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