Bêtise, Post-vérité et Parole vivante : Une traversée du désordre vers la justesse


Bêtise, Post-vérité et Parole vivante
Une traversée du désordre vers la justesse

« Même nouée de blessures, la parole peut contenir un cœur incandescent.
Dans le tumulte de la post-vérité, il subsiste un noyau de sens — fragile, chaud, vivant. C’est là que parle encore l’être, sous l’écorce. »


Table des matières

1. Introduction
— La bêtise comme appauvrissement de la pensée
— Post-vérité et effondrement du dialogue
2. Comprendre la bêtise subie et produite
— Violence symbolique et disqualification de la parole
— Mécanismes de défense et blessure psychique
— La maturation nécessaire pour parler depuis l’être
3. Antidotes pluriels
— Deleuze : penser pour déranger
— Daumal : une parole habitée
— Bouddha : parole juste et silence fertile
— Jung : individuation et ombre projetée
— Bourbeau : blessure émotionnelle et lien réparé
— La parole publique comme épreuve collective
4. La littérature comme résistance
— Vérité existentielle et pluralité narrative
— Fiction, autobiographie, et récits invisibilisés
— Fragments narratifs et frisson de vérité
5. Vers une parole responsable
— Dire, c’est agir
— Pensée critique et complexité
— Accueillir l’autre, refuser l’appauvrissement
6. Conclusion
— Parler comme on aime : présence, soin et justesse
Références citées


1. Introduction

« La bêtise est une structure de la pensée comme telle : elle n’est pas une manière de se tromper, elle exprime en droit le non-sens dans la pensée. La bêtise n’est pas une erreur, mais un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ; mais ces vérités sont basses, sont celles d’une âme basse, lourde et de plomb. La bêtise et, plus profondément, ce dont elle est le symptôme : une manière basse de penser. […] Lorsque quelqu’un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. La philosophie ne sert pas à l’État ni à l’Église, qui ont d’autres soucis. Elle ne sert aucune puissance établie. La philosophie sert à attrister. Une philosophie qui n’attriste personne et ne contrarie personne n’est pas une philosophie. Elle sert à nuire à la bêtise, elle fait de la bêtise quelque chose de honteux. »
— Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie

Nous traversons une époque où dire ne suffit plus, où les faits se dissolvent dans l'émotion, où la parole enfle sans consistance, et où celui qui crie le plus fort semble l'emporter. C’est cela que l’on appelle l’ère de la post-vérité : un monde où la vérité se plie à l’image, à l’émotion, au pouvoir. Un monde où la bêtise, selon Deleuze, ne relève plus de l’ignorance, mais d’une manière appauvrie, stratégique, parfois violente de penser.

2. Comprendre la bêtise subie et produite

Des discours faits de vérités... mais de vérités basses. Détournées. Utilisées non pour comprendre, mais pour disqualifier, dominer, ou maintenir un ascendant social. Cette parole est souvent liée, comme le décrit Pierre Bourdieu, à une violence symbolique : elle reproduit des inégalités, légitime des dominations, donne voix à certains et fait taire d’autres.

Mais cette bêtise, nous la subissons, et parfois, nous la reproduisons. Par automatisme, peur, fatigue, ou blessure non guérie. C’est ici qu’interviennent la psychologie et la clinique de la parole : toute parole blessante vient souvent d’une peur inavouée. L’humiliation, la trahison, le rejet : ce sont des blessures que nous recyclons, inconsciemment, à travers des mécanismes de défense comme la projection, le déni, ou la rationalisation.

Dans un climat de sécurité psychologique, ces blessures peuvent être transformées : la parole redevient espace de vérité, et le dialogue, un lieu d’humanisation. Cette capacité à "parler depuis l'être" demande aussi une maturation psychique que l'on acquiert lentement, dans la relation et le temps.

3. Antidotes pluriels

Gilles Deleuze nous invite à penser pour déranger : non pour imposer, mais pour ouvrir, fissurer, désenclaver. Il ne s’agit pas de corriger l’erreur, mais de faire honte à la bêtise par la vivacité de l’esprit, la complexité assumée.
"Une philosophie qui n’attriste personne et ne contrarie personne n’est pas une philosophie."

René Daumal, lui, nous rappelle que la parole est un souffle, une respiration de l’être. Elle ne soigne que si elle est alignée avec une vérité profonde. Derrière chaque mot se cache une posture : ai-je peur, ou suis-je présent ?
"La parole a le pouvoir de relier l’homme aux niveaux les plus profonds de l’être."

Le Bouddha nous parle de Parole Juste : à la fois véridique, utile, bienveillante et prononcée au bon moment. Mais il nous parle aussi du silence — un silence fécond, qui ne fuit pas, mais suspend l’ego pour faire place à la vérité. Ce silence fertile est une forme de courage.
"La parole juste est celle qui est véridique, bienveillante, utile, et prononcée au bon moment."

Carl Gustav Jung propose une voie plus introspective : la bêtise est parfois l’ombre projetée. Ce que je refuse de voir en moi, je le caricature chez l’autre. L’antidote ? L’individuation : reconnaître l’ombre, intégrer le contraire, parler non pour convaincre mais pour témoigner avec justesse.
"Ce que tu nies te soumet. Ce que tu acceptes te transforme."

Lise Bourbeau, enfin, rappelle que toute violence verbale s’ancre dans une blessure non reconnue. La bêtise, lorsqu’elle est subie, ravive des douleurs anciennes. Et la parole responsable consiste à ne plus transmettre cette blessure, mais à guérir le lien.

"Derrière chaque blessure se cache une peur, et chaque peur attend d'être écoutée, comprise, et aimée."

Guérir la blessure intérieure ne garantit pas immédiatement une parole libre dans l’espace public. Il faut parfois du temps, des relais, des alliances. Le passage de l’intime au politique est une traversée : elle suppose à la fois courage individuel et soutien collectif. La transformation est personnelle, mais son élan gagne à être partagé.

4. La littérature comme résistance

Lire, c’est décentrer son regard. La littérature offre une vérité qui n’est pas factuelle, mais existentielle. Elle complexifie le monde, lui rend sa texture. Les romans nous enseignent que plusieurs perspectives peuvent coexister, que la pensée peut être nuancée, contradictoire, habitée.

Par exemple, dans 1984 d’Orwell, Winston griffonne en cachette : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. » Ce geste minuscule — écrire une évidence — devient un acte de rébellion contre l’ordre falsificateur. C’est dans ces détails que la littérature touche juste : elle nous montre la vérité non comme un concept, mais comme un frisson dans le corps.

On pourrait ici invoquer Ricœur : la littérature a une fonction herméneutique, elle nous apprend à interpréter notre propre vie. Ou Aristote : la catharsis nous permet de sentir, traverser, puis comprendre. Et si l’on ajoute les écrits d’Annie Ernaux ou Didier Eribon, on voit comment l’autobiographie devient un espace politique où la parole reprend sa légitimité face aux silences imposés. On pourrait aussi faire écho aux formes orales populaires et autochtones, qui perpétuent une parole vivante, incarnée, hors des cadres savants.

5. Vers une parole responsable


Parler, ce n’est pas seulement dire : c’est agir sur le monde. Et chaque mot a un poids. D’où la nécessité d’un esprit critique exigeant : vérifier, croiser les sources, reconnaître nos biais, nommer ce que nous ignorons. C’est un acte éthique.

Mais aussi un acte social : parler vrai, c’est résister à la violence symbolique. C’est donner une place à l’autre, particulièrement à ceux qu’on n’entend pas. C’est ne pas être complice de l’appauvrissement du langage, en cultivant des espaces de parole plurielle, délibérée, attentive.

Et c’est aussi une manière de refuser les hiérarchies implicites du capital culturel : écouter ceux qui ne parlent pas comme nous, qui n’ont pas les bons mots, mais portent une expérience véridique. Comme l’a montré Myriam Revault d’Allonnes, la vérité est fragile. Elle demande à être préservée, non défendue comme un dogme. Elle exige une pensée complexe, comme l’appelle Edgar Morin, capable d’accueillir le paradoxe, la nuance, l’inachèvement. Cette pensée, elle aussi, s’apprend, s’exerce, se traverse — dans l’inconfort et la lenteur.

Il ne s’agit pas de confondre parole dérangeante et parole toxique. Toute parole vraie peut ébranler, toute critique peut froisser. Ce n’est pas la confrontation qui est à fuir, mais la volonté de disqualifier, de réduire l’autre au silence. Une parole juste peut être ferme, directe, même inconfortable — à condition qu’elle reste au service de la vérité partagée, et non de l’ego ou du mépris.

6. Conclusion : parler comme on aime


La bêtise coupe le lien : entre soi et soi, entre soi et l’autre, entre le mot et le monde. Penser contre la bêtise, c’est restaurer l’alliance entre pensée, émotion et responsabilité.

C’est à cela que nous invite ce tissage de voix philosophiques, littéraires, spirituelles et psychologiques :

• Parler depuis l’être
• Penser pour relier
• Lire pour découvrir
• Se taire pour entendre

Et choisir, chaque jour, de parler comme on aime : avec justesse, présence et soin.


Références citées


Philosophie

Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962.

Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Gallimard/Seuil, 2009 (sur la parrêsia).

Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai : Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2018.

Edgar Morin, La Méthode. 1. La Nature de la nature, Seuil, 1977 (et suivants).


Psychologie & développement personnel

Carl Gustav Jung, Psychologie et alchimie, Buchet/Chastel, 1953.

Lise Bourbeau, Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même, Éditions E.T.C., 2000.


Sociologie

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982.

Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.


Spiritualité

Le Bouddha (Dhammapada), Les Enseignements du Bouddha (trad. Jean-Pierre Osier), Points Sagesse, 2000.


Littérature et fiction critique

George Orwell, 1984, Éditions Gallimard, coll. Folio, 1972.

Margaret Atwood, La Servante écarlate, Robert Laffont, 1985.

Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008.

Didier Eribon, Retour à Reims, Fayard, 2009.

Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1983.

Aristote, Poétique, trad. M. Magnien & P. Pellegrin, Seuil, 1990.


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