Le Gobeur
Le Gobeur
Il y a des gens qui mâchent leurs mots.
D’autres qui les recrachent.
Et puis, il y a ceux qui gobent tout.
Sans filtre, sans pause, sans conscience.
Ce récit parle de l’un d’eux.
Ou de nous tous.
par Zephyr Avenel
Depuis quelques semaines, il sentait quelque chose dans sa bouche. Pas un goût. Pas une douleur. Un volume. Une sorte de présence muette qui s’installe au fond de la gorge, comme un mot trop gros qu’on n’ose pas dire.
C’est arrivé après une conversation banale. Un collègue lui avait affirmé, entre deux cafés, que les pigeons étaient tous des caméras de surveillance déguisées. Il avait souri. Puis hoché la tête. Puis, sans s’en rendre compte, avalé l’idée. Littéralement.
Depuis, c’était devenu une habitude. Chaque fois qu’on lui racontait quelque chose, il le sentait : ça descendait. Une phrase ? Une boule. Une rumeur ? Une masse froide. Un mensonge ? Une morsure. Il ne disait rien, bien sûr. Il se contentait de sourire poliment, tout en gobant les mots comme un oiseau distrait.
Au début, c’était presque amusant. Il avait le sentiment d’être rempli d’histoires. Il portait en lui les vérités bancales des autres. Mais peu à peu, il se mit à ressentir de l’inconfort. Sa gorge se serrait. Sa langue devenait pâteuse. Et parfois, en pleine nuit, il se réveillait en sursaut, persuadé qu’une phrase essayait de ressortir.
Un jour, dans un silence trop grand, il ouvrit la bouche… et un petit tic-tic-tic s’en échappa.
Le son d’un insecte. Une mouche, sans doute.
Elle vola quelques instants, effleurant la lumière du plafonnier. Il la suivit du regard, interdit. Puis elle disparut derrière une étagère. Il resta là, bouche entrouverte, sans un mot. Parce qu’il avait compris : ce n’était pas une hallucination.
Les jours suivants, il fit attention. Chaque fois qu’il gobait une nouvelle information, surtout une de celles qui lui paraissaient un peu trop spectaculaires — sur les vaccins, la météo truquée ou les méduses intelligentes —, il sentait la même chose : un bourdonnement interne, quelque part entre le palais et le thorax.
Et bientôt, les mouches revinrent. Une, puis deux.
Elles sortaient la nuit, dans l’obscurité de sa chambre.
Il les entendait bourdonner doucement à son oreille, comme si elles murmuraient les phrases qu’il avait gobées, remâchées dans le noir.
Un matin, l’une d’elles sortit alors qu’il riait poliment à une plaisanterie. Elle se posa sur l’épaule de son interlocuteur, sans que personne ne remarque rien. Il ne tenta même pas de l’écraser. Il savait que ça ne servirait à rien.
Il essaya de se taire. D’arrêter d’écouter. D’ignorer les conversations, les pubs, les informations, les notifications. Mais le monde voulait être gobé. Même le silence semblait chargé de choses à avaler.
Il découvrit qu’il n’était plus seul.
Dans la rue, il croisait parfois un autre regard comme le sien : inquiet, discret, les lèvres closes. Un homme dans le métro éternua — une mouche s’envola de sa bouche sans que personne ne s’en émeuve. Une femme, sur un banc, mâchait nerveusement comme si elle essayait de digérer une rumeur.
Il commença à les appeler, en lui-même, les Gobeurs.
Ils étaient partout. Bien élevés. Très calmes. Et plein à craquer.
Un soir, fatigué, résigné, il se tint devant son miroir et ouvrit grand la bouche. Il sentit les mots accumulés frémir au fond de sa gorge. Une à une, les mouches sortirent. Certaines minuscules, d'autres grosses comme des noix. Certaines portaient encore des fragments de phrases.
Il en reconnut quelques-unes.
– « L’eau du robinet contient des hormones. »
– « Le chocolat noir soigne le cœur. »
– « Il paraît que les plantes écoutent quand on leur parle. »
Elles tourbillonnaient autour de lui, ivres de liberté, ivres de croyance. Il tenta d’en chasser une du revers de la main. Elle se posa sur le miroir. Il la fixa.
Elle le fixait aussi.
Et il sourit.
Et quelque part, dans le noir, une autre mouche prit son envol.
🎭 Écrire, c’est parfois gober autrement…
Merci d’avoir lu cette fable un peu étrange.
Si vous avez aimé ce texte, je vous invite à (re)lire l’article qui l’a inspiré :
👉 « Gobe-mouches ! » : autopsie d’un crédule ordinaire - sur ma page Facebook
Et vous, qu’avez-vous gobé sans le savoir ?
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